Le
Jugement
République française
Au nom au Peuple français
Tribunal de grande instance de Paris
17e chambre Chambre de la Presse
Jugement du : 25 avril 20011
N° daffaire : 0019304155 et 0021003645
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Le 28 février 2001, les débats se sont ouverts en présence
des prévenus Laurent Beccaria et François-Xavier Verschave,
assistés de leurs conseils respectifs, Laurent Beccaria représentant
en outre la société éditrice, civilement responsable
; les présidents El Hadj Omar Bongo, Idriss Deby et Denis Sassou
Nguesso se sont constitués parties civiles par la voie de leurs
avocats, qui les représentaient.
Avant toute défense
au fond, les conseils des prévenus ont déposé des
conclusions dexceptions et dincidents relatives à la
procédure ; après débat contradictoire, le ministère
public entendu, ces incidents ont été joints au fond, la
défense ayant eu la parole en dernier, et les débats se
sont poursuivis.
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Sur lexception
tirée de lincompatibilité des dispositions de larticle
36 de la loi du 29 juillet 1881 avec celles de la Convention européenne
de sauvegarde des droits de lhomme :
Les prévenus
soutiennent également que les dispositions de larticle 36
de la loi sur la presse, qui incriminent et répriment loffense
commise publiquement envers un chef dÉtat étranger,
et fondent la poursuite, sont incompatibles avec celles de la Convention
européenne de sauvegarde des droits de lhomme.
Le conseil de Laurent Beccaria soutient dabord que larticle
36 viole larticle 10 de la Convention, car :
si larticle 10-2 de ladite Convention autorise des restrictions
ou sanctions à la liberté dexpression, celles-ci doivent
être " prévues par la loi " : or larticle
36 de la loi de 1881 a été introduit dans ce texte, en sa
rédaction actuelle, par un décret-loi du 30 octobre 1935,
qui ne saurait avoir force de loi car il procédait des pouvoirs
exceptionnels donnés au gouvernement par la loi du 8 janvier 1935,
" en vue déviter la dévaluation de la monnaie,
pour lutter contre la spéculation et défendre le franc "
(soit un but totalement étranger à celui de larticle
36), et navait fait lobjet daucune publication à
la date dexpiration de ces pouvoirs exceptionnels, soit au 31 octobre
1935 ;
il ne poursuit pas un " but légitime ", au sens
de la Convention, car si la cour de Cassation (Cass. 2e Civ., 28 septembre
2000) a jugé que le délit répondait au souci du législateur
de faciliter les relations internationales de la France en accordant à
des hauts responsables politiques étrangers une protection particulière,
cet objet ne correspondait en rien au but poursuivi par la loi du 8 juin
1935, qui était dordre économique et financier ;
larticle 36 nest pas " nécessaire dans
une société démocratique ", au sens de la Convention,
car dautres dispositions du droit interne protègent déjà
les droits des personnes mises en cause, notamment par la répression
de la diffamation et de linjure.
Le conseil de Laurent
Beccaria fait aussi valoir que larticle 36 viole larticle
6 de la Convention, car il porte atteinte au principe dégalité
des armes entre les parties, en permettant à la partie poursuivante,
du fait de la généralité et de limprécision
de la notion d" offense ", de procéder à
une qualification cumulative décrits relevant soit de la
diffamation, soit de linjure, soit encore de loutrage, sans
avoir à les distinguer daucune manière, ce qui constitue
un avantage, et en interdisant ainsi à la défense de sorganiser,
et de répliquer par des moyens appropriés, alors que la
poursuite de droit commun en diffamation permet de rapporter la preuve
de la vérité, des faits diffamatoires, ou que la poursuite
pour injure permet au prévenu dexciper de la provocation.
Les conseils du prévenu
François-Xavier Verschave soutiennent, quant à eux :
que les motifs qui ont conduit les juridictions du fond, et dernièrement
la cour de Cassation (Cass. Crim., 20 février 2001) à écarter
lapplication de larticle 38 alinéa 3 de la loi du 29
juillet 1881 sont transposables à larticle 36 ;
que lincrimination de loffense envers un chef dÉtat
étranger, même rapprochée de celle de loffense
envers le Président de la République, prévue à
1article 26, et interprétée par la jurisprudence,
demeure particulièrement vague et imprécise, et notamment
nautorise pas une distinction claire entre la critique portant sur
les actes politiques dun chef dÉtat qui serait
licite et la critique portant sur lauteur de ces actes
qui serait illicite en létat dune jurisprudence
qui affirme que " loffense adressée à loccasion
des actes politiques atteint nécessairement la personne "
;
que la survivance de larticle 36, qui procède de la
volonté de placer les chefs dÉtat étrangers
à labri de toute controverse ou polémique, nest
plus en accord avec lévolution du droit international public,
qui tend au contraire à restreindre les immunités dont bénéficient
les chefs dÉtat ;
que selon la jurisprudence très ferme de la Cour européenne
des droits de lhomme, la liberté dexpression constitue
lun des fondements dune société démocratique,
quelle vaut non seulement pour les informations ou idées
accueillies avec faveur, on considérées comme inoffensives,
mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent, et
que seul un besoin social impérieux peut justifier lingérence
de lautorité publique dans son exercice.
Les conseils des
parties civiles soutiennent :
quen létat actuel des textes, celles-ci ne pouvaient
fonder leur action que sur larticle 36 ;
que ce texte, qui organise une protection spécifique de
certaines personnes, nest pas exceptionnel dans la loi sur la presse,
et ne procède pas dun esprit différent de celui qui
justifie les articles 26, 30 ou 31 de cette loi ;
quà la différence de larticle 38, il
ne pose pas une interdiction de publier, qui heurte larticle 10
de la Convention, mais institue seulement une limite à la liberté
dexpression ;
que la poursuite sur le fondement de larticle 36 ne prive
pas le prévenu de tout moyen de défense, car ce texte ne
pose pas une présomption de mauvaise foi, et la preuve de la vérité
des allégations est toujours de nature à exonérer
le prévenu de toute culpabilité ;
que les critiques développées par la défense
à légard du texte visent bien davantage lapplication
qui en est faite par la jurisprudence, que son existence même.
Le ministère
public conclut également à la compatibilité de larticle
36 avec la Convention européenne, en soulignant que ce texte réprime
avant tout une atteinte à la personne, et que la bonne foi exonératoire
peut toujours être démontrée.
Sur quoi le tribunal
:
I) Larticle
10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de lHomme
et des libertés fondamentales proclame, en son alinéa 1er,
que toute personne a droit à la liberté dexpression
; ce droit comprend la liberté dopinion et la liberté
de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées, sans
quil puisse y avoir ingérence dautorités publiques,
et " sans considération de frontière ".
Ce texte prévoit, en son second paragraphe, que lexercice
de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités
peut être soumis à certaines formalités, conditions,
restrictions ou sanctions " prévues par la loi " qui
constituent des " mesures nécessaires, dans une société
démocratique ", à la sécurité nationale,
à lintégrité territoriale ou à la sûreté
publique, à la défense de lordre et à la prévention
du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à
la protection de la réputation ou des droits dautrui, pour
empêcher la divulgation dinformations confidentielles ou pour
garantir lautorité et limpartialité du pouvoir
judiciaire.
Selon la jurisprudence, lincrimination prévue par larticle
36 de la loi du 29 juillet 1881 sanctionne précisément des
comportements portant atteinte à lordre public, notamment
en ce qui concerne les relations diplomatiques, et aux droits et à
la réputation des individus, et nexcède pas, dès
lors, les limites fixées par le second paragraphe de larticle
10 de la Convention (Cass. Crim., 22 juin 1999 ; Cass. Civ. 2e chambre,
28 septembre 2000).
À lissue
des débats dans la présente affaire, le tribunal considère
cependant que lincrimination posée par larticle 36
de la loi sur la presse, et son application par la jurisprudence, ne satisfont
pas à lensemble des exigences prévues par larticle
10 de la Convention :
1°) Celui-ci
pose en principe que la liberté de communiquer des informations
ou des idées doit sexercer " sans considération
de frontière ".
Or larticle 36 de la loi de 1881 protège les chefs dÉtat
étrangers contre les offenses publiques, en instituant en leur
faveur un régime exorbitant du droit commun, recourant à
une définition particulièrement large des comportements
incriminés, et excluant tout débat sur la preuve de la vérité
des faits allégués, au point que la doctrine saccorde
à dire que les chefs dÉtat étrangers bénéficient,
en France, dune protection supérieure à celle concernant
le chef de lÉtat français lui-même ou le chef
du gouvernement français. Ce régime dérogatoire apparaît
de nature à faire obstacle à la libre circulation des informations
et des idées, " sans considération de frontière
", puisque lexpression, en France, dopinions concernant
une personnalité étrangère, ou des actes de celle-ci,
se trouve, ainsi, spécialement limitée.
2°) Les restrictions
ou sanctions prévues par lalinéa 2 de 1article
10 doivent être " prévues par la loi ". En effet,
la possibilité pour chacun dapprécier par avance la
légalité de son comportement, touchant à lexercice
des libertés essentielles, implique une formulation rigoureuse
des incriminations, et ne saurait résulter que de définitions
légales claires et précises. Au cas présent, 1"
offense " incriminée par larticle 36 nest pas
définie par la loi, et correspond à une formule évasive,
dinterprétation malaisée.
La notion d" offense " a été précisée,
en létat des quelques décisions rendues en la matière,
et par référence à la jurisprudence concernant lapplication
de larticle 26, incriminant loffense envers le Président
de la République, comme " toute expression offensante ou de
mépris, toute imputation diffamatoire ou injurieuse, qui, tant
à loccasion de lexercice des fonctions que de la vie
privée, sont de nature à atteindre un chef dÉtat
étranger dans son honneur, sa dignité ou la délicatesse
de ses sentiments".
Force est de constater que cette formulation, très générale,
introduit une large marge dappréciation subjective dans la
définition de lélément légal de linfraction,
et ne permet pas à celui qui envisage de procéder à
une publication dêtre certain quelle nentre pas
dans le champ dapplication de linterdit.
Il convient dajouter
:
que si la doctrine sefforce détablir une distinction
entre la critique acceptable celle qui vise les actes politiques
du chef dÉtat étranger et loffense condamnable
celle qui est dirigée contre la personne même de celui-ci
, la jurisprudence dominante traduit la difficulté de mise
en uvre dun tel critère, qui sauvegarderait la liberté
dexpression, puisquelle affirme, le plus souvent, que "
loffense adressée à loccasion des actes politiques
atteint nécessairement la personne " ;
quune pareille difficulté persiste quant à
lintention requise pour constituer le délit, puisque la doctrine
affirme, majoritairement, que lintention doit être présumée,
comme en matière de diffamation, alors que la cour de Cassation
décide au contraire que lintention doffenser doit être
spécialement retenue en cas de condamnation, et que les juridictions
du fond retiennent le plus souvent que lintention coupable résulte
directement de la nécessaire conscience par le prévenu du
caractère offensant des propos tenus (par ex. : CA dAix-en-Provence,
8 juin 1995 ; T. Corr. de Paris, 17e, 23 janvier 1998).
Ainsi, ces ambiguïtés rendent aléatoire linterprétation
du texte faite par le juge selon les cas despèce, et conduisent
à conclure que la rédaction de larticle 36 noffre
pas de garanties réelles quant à la prévisibilité
des poursuites.
3°) Les restrictions
ou sanctions autorisées par larticle 10-2 de la Convention
doivent constituer des " mesures nécessaires ", "
dans une société démocratique ", à la
préservation des valeurs énumérées par le
texte.
À cet égard,
il convient dobserver :
que la loi du 29 juillet 1881 réprime de manière
générale et suffisante les diffamations et les injures,
sans faire obstacle à la libre critique du comportement des hommes
publics, et le droit en vigueur permet à tout chef dÉtat
étranger de faire entendre sa cause équitablement soit par
le juge pénal, soit par le juge civil ; la protection spéciale
de larticle 36 ne répond donc pas à un besoin social
impérieux, qui ne pourrait être satisfait par les institutions
existantes ;
quen présence dune évolution du droit
international public soulignée à juste titre par la défense,
qui consacre, dans la perspective dune communauté de plus
en plus large de valeurs, fondées sur les droits de lhomme
et reconnues par lensemble des sociétés démocratiques,
lexistence dun véritable droit de regard sur les conditions
de vie des peuples, sans considération de frontières, il
napparaît plus envisageable de reconnaître aux chefs
dÉtat étrangers un statut exorbitant par rapport au
principe de liberté dexpression, interdisant tout examen
critique de leur comportement ; 1" ordre public ", concernant
les relations diplomatiques de la France, ne saurait justifier, de nos
jours, le maintien dun dispositif contingent, qui nest donc
plus " nécessaire, dans une société démocratique
", au sens de la Convention.
II) Larticle
6 de la Convention proclame le droit de toute personne à ce que
sa cause soit entendue équitablement ; cette exigence fonde le
principe dégalité des armes entre les parties.
Comme le souligne
la défense, la qualification générale et imprécise
doffense, et linterdiction qui est faite au prévenu
de rapporter la preuve de la vérité des faits diffamatoires,
contreviennent à ce principe :
a) En permettant à la partie poursuivante de qualifier d"
offense ", de manière générique, des faits qui
constituent, en droit commun de la presse, des infractions de nature différente,
obéissant à des régimes juridiques distincts, larticle
36 interdit à la défense de choisir des moyens de réplique
adaptés, alors même que les articles 50 et 53 de la loi de
1881 font de la précision des accusations lune des pierres
angulaires du procès de presse, et de sa loyauté.
b) En privant le prévenu du droit de rapporter la preuve de la
vérité des faits allégués, qui constitue un
élément essentiel de la liberté dexpression,
larticle 36 place nécessairement celui-ci dans une situation
inéquitable par rapport à laccusation, en lui interdisant
toute possibilité de débat sur le terrain le plus pertinent,
et le plus valorisant quil puisse espérer, et en ne lui assurant
pas légalité des armes, que le maintien de la présomption
de bonne foi ne suffit pas à garantir.
En létat
de ces constatations, il apparaît que larticle 36 de la loi
du 29 juillet 1881 est incompatible avec les articles 6 et 10 de la Convention
européenne.
PAR CES MOTIFS
Le tribunal statuant
publiquement, en matière correctionnelle, en premier ressort et
par jugement contradictoire à légard de Laurent Beccaria,
François-Xavier Verschave, prévenus, à légard
de la société Éditions les Arènes, civilement
responsable, à légard de Denis Sassou Nguesso, Omar
Bongo et Idriss Deby, parties civiles, et après en avoir délibéré
conformément à la loi ;
Prononce la jonction
de la procédure 0021003645 à la procédure 0019304155.
Rejette lexception de prescription de laction publique.
Rejette lexception dirrecevabilité des constitutions
de partie civile.
Rejette lexception tirée de la nullité des plaintes
déposées par MM. Deby et Sassou Nguesso.
Rejette lexception tirée de lirrégularité
de la saisine du tribunal.
Constate que larticle 36 de la loi du 29 juillet 1881 relative à
la liberté de la presse est incompatible avec les dispositions
des articles 6 et 10 de la Convention européenne de sauvegarde
des droits de lhomme.
En conséquence,
Renvoie les prévenus
Laurent Beccaria et François-Xavier Verschave des fins de la poursuite.
Déboute les parties civiles de leurs demandes.
Aux audiences des
28 février, 6 et 7 mars 2001 et 25 avril 2001, 17e chambre
Chambre de la Presse, le tribunal était composé de :
Président : M. Jean-Yves Monfort.
Assesseurs : Mme Catherine Bezio, vice-président ; Mme Marie-Françoise
Soulie, juge (lors des débats) ; Mme Isabelle Pulver, juge (lors
du prononcé).
Ministère public : M. Lionel Bounan, substitut (lors des débats)
; Mme Béatrice Angelleli, substitut (lors du prononcé).
Greffier : Mme Martine Vail, greffier.

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